Sophie, artiste plasticienne

Sophie Fabien est une artiste plasticienne qui vit à Berlin depuis 27 ans. Après avoir grandi dans la région parisienne, elle arrive dans la capitale allemande un peu par hasard un an avant la chute du Mur. Dans un entretien, elle nous explique comment elle a vécu les bouleversements de cette période marquante et raconte le Berlin des années 90.

Pourquoi êtes-vous venue à Berlin quand vous étiez plus jeune ?
En 1988, je travaillais sur le paysage et l’écologie. En France, c’était l’époque où les écolos étaient uniquement considérés comme des agitateurs alors qu’en Allemagne, l’écologie était parfaitement reconnue et beaucoup d’artistes s’y intéressaient. Je voulais avant tout séjourner en Allemagne, et je suis partie à Berlin sur proposition et à l’aide d’une bourse d’un an, en pensant que cela serait une première étape vers l’est, jusqu’en Chine. Je suis arrivée à une période charnière, puisqu’avec la chute du Mur, la réunification allemande est devenue beaucoup plus importante que l’écologie.

L’ouverture du Mur était-elle prévisible ?
On sentait que ça allait arriver, même dans les milieux officiels, mais pas aussi rapidement. Le jour-même, je ne l’ai pas cru. L’atelier dans lequel je me trouvais était vide. Un artiste américain m’a alors dit « le Mur est ouvert », j’ai cru à une plaisanterie. Dans l’après-midi, je suis allée voir ce qui se passait et j’étais présente pendant le discours d’Helmut Kohl. Il y a eu des sifflements incessants pendant qu’il parlait et je ne comprenais pas pourquoi. C’est plus tard que j’ai réalisé que c’était les Alternatifs de Berlin. Ils voulaient et ils allaient complètement chambouler et bouleverser la ville.

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Projet « Galère fossile »-Collage digital, « Charlie Hebdommage »

Comment décririez-vous l’atmosphère de cette époque ?
En simplifiant, on peut dire qu’il y avait trois sortes de réaction. Des Allemands complètement tournés vers l’Ouest, pas uniquement pour la réunification, mais contre le communisme. C’était par exemple le temps où beaucoup abandonnaient leurs vieilles trabi car ils rejetaient tout ce qui avait trait à l’Est. Il y avait aussi des gens qui s’étaient acclimatés au communisme mais qui pouvaient très bien s’adapter à l’Ouest, et enfin les communistes convaincus. Lors de l’ouverture, le but c’était la réunification, mais surtout la libération. La propagande de l’Est avait laissé croire aux Allemands de RDA que tout était permis à l’Ouest. Du côté des artistes, il y avait l’envie d’exposer à l’étranger, de voyager.

Comment s’est déroulée la vie après la chute du Mur ?
Pendant une dizaine d’années, Berlin a été une ville-grues. En tant qu’artiste, c’était des temps difficiles. Les possibilités d’exposition dans des galeries étaient très réduites, notamment parce que les Allemands de l’Ouest aidaient les Allemands de l’Est à exposer dans les galeries. J’ai eu la chance d’exposer au ministère de la Culture d’Allemagne, et également dans des galeries communales, mais je ne gagnais pas d’argent. C’est aussi à cette époque que j’ai remarqué que certains Allemands de l’Est souhaitaient dévaloriser la place de la femme dans la société et saper toutes les avancées qui avaient été faites. J’ai décidé de protester en montant le projet nommé « Galère fossile », qui représente une femme à la tête d’une galère et qui se métamorphose à chaque étape de son voyage. C’est une suite d’expositions que j’ai débutée en 1991. J’ai utilisé des figures féminines liées à la mythologie comme Ariane, Eve et Xi Wang Mu, qui ont souffert, mais qui se sont battues. En tant que femme, je pense qu’il faut rester vigilante pour protéger nos acquis.

Berlin était-il un pôle d’attraction ?
Berlin a attiré beaucoup d’étrangers. C’était le centre de l’Allemagne, la ville de la réunification, l’ouverture sur l’Ouest. Le Berlin artistique était déjà vivant. À l’Est, beaucoup d’appartements ont été vidés car les gens partaient et laissaient tout pour se rendre à l’Ouest, qu’ils considéraient comme une sorte de paradis. Certaines personnes en ont profité et sont venues habiter dans ces espaces. Ce fut mon cas, mais davantage sur le plan professionnel : car pour moi c’était l’occasion de faire des expositions, des installations. On pouvait monter un projet avec très peu d’argent et les initiatives foisonnaient, alors que maintenant tout est institutionnalisé. Mais c’était aussi une époque violente. J’étais une ancienne alliée et beaucoup ont essayé d’en profiter car je représentais alors une ouverture sur la France, un moyen d’exposer en France.

Berlin, c’était donc la jungle ?
Oui avec le côté positif de la jungle, une grande liberté. Beaucoup de projets se créaient. Mais tout le monde avait les crocs. Devant toute cette violence, j’ai monté un projet sur la paix en Europe, un projet artistique et préventif, non politique. Après avoir vu la transformation de la société allemande et européenne, la montée du chômage et du racisme, je me devais de réaliser cet appel à la paix. Certes, la guerre n’existait plus en Europe, mais on pouvait sentir ce qui allait se passer aujourd’hui.

À quoi pensiez-vous précisément ?
Je pensais aux problèmes culturels, à ce qui se déroule à présent. Quand j’ai appris les attentats de Charlie Hebdo, il fallait que je fasse quelque chose, que je bouge. J’ai réalisé un collage digital, que j’ai nommé « Charlie Hebdommage ». Il s’agit d’un soutien direct et humain à l’équipe de Charlie mais aussi une façon de défendre la liberté de la presse. Par ailleurs, j’essaie de lancer un débat, également dans les milieux musulmans, c’est pourquoi cette image est destinée à circuler. C’est comme cela que je considère mon rôle d’artiste. Je propose l’image et je me projette dans le futur, sur le mode poétique en incitant au débat.

C.B.

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