Théâtre performance berlinois : du militantisme sinon rien ?

Ce début de saison théâtrale au HAU s’est fortement distingué par la part belle accordée aux collectifs berlinois performatifs. La volonté de « collaborer de manière étroite avec les artistes locaux*» annoncée il y a un an même par Annemie Vanackere lors de son arrivée à la direction, se concrétise clairement cette année. Quatre collectifs berlinois se sont succédés durant septembre et octobre, remplissant allègrement les trois salles du théâtre: andcompany&Co avec Black Bismarck, les Gob Squad avec Western Society, les She She Pop avec Ende et Rimini Protokoll reprenant Remote Berlin.

Au sein de l’actualité politique – avec notamment les diverses manifestations autour de la politique culturelle berlinoise menées par le mouvement Berlin freie Szene -, ce soutien aux représentants de la scène indépendante trouve une résonnance particulière. Le public a su répondre présent, l’indication ausverkauft (« complet ») ayant rapidement gagné toutes les dates. Je faisais bien sûr partie de ce public et suis tour à tour allée à la découverte de ces formes d’expressions théâtrales qui font l’identité de la scène avant-gardiste berlinoise. J’ai avant tout cherché à savoir ce qui les caractérisait ; c’est-à-dire déterminer leurs points communs, leurs différences mais également leurs limites.

*Interview accordée à Moos van den Broek pour le Goethe Institut _ www.goethe.de


Stephan Kaegi, Rimini Protokoll, Remote Berlin, Photo: Expander

Avant toute chose, je pense qu’une importance particulière est à accorder au collectif et à ce qu’il engendre. Le collectif, dans sa constitution même, est politique. Cassant la domination préjugée du metteur en scène pour accorder à chaque membre un pouvoir de décision se voulant égalitaire, il est par essence démocratique. Cet ancrage politique de fond se retrouve également dans la forme de ces quatre collectifs qui, abordant chacun à leur manière des sujets historiques ou de sociétés directement en prise avec le réel, nous incitent à le reconsidérer. Andcompany&Co nous propose ainsi un spectacle autour du traité de Bismarck qui en 1884 redessine les frontières de l’Afrique engendrant, jusqu’à nos jours encore, des conflits interethniques. Les She She Pop s’attaquent à la période biblique et repensent les sept jours de la création d’un point de vue féministe. Rimini Protokoll nous invite à redécouvrir notre propre environnement par une déambulation citadine alors que les Gob Squad s’appuient sur une vidéo anonyme trouvée sur YouTube pour délivrer une critique sous-jacente de la société, s’interrogeant entre autres sur la domination des technologies, la surconsommation, la place accordée à l’image ou encore l’individualisme croissant.

Ces choix marquent une volonté de se rapprocher du public grâce à un sujet que celui-ci connaît ou des références auxquelles il peut s’identifier. Ils se traduisent également par une adresse directe aux spectateurs ainsi qu’à une mise à l’écart du texte et de l’incarnation, le processus de performance collective découlant essentiellement d’un travail de plateau où chacun reste soi-même. En effet, les performeurs sont sur scène ce qu’ils sont dans la vie, gardant leur prénom et parlant de leur propre vécu. Ces nouvelles formes théâtrales recomposent souvent les limites du genre en décloisonnant les frontières préétablies entre la scène et la salle. Ainsi, les Gob Squad ont pour habitude de travailler avec la participation du public, un public qui, avec Rimini Protokoll, devient l’acteur principal de la performance et donc le sujet direct d’une expérience.


Black Bismarck, andcompanyCo, Photo MuTphoto – Barbara Braun

La réputation artistique de Berlin est plus que jamais liée aux avant-gardes, de l’expressionnisme au Bauhaus, jusqu’au renouveau culturel actuel. Ces diverses formes d’expressions artistiques font écho à l’histoire et aux bouleversements de la ville et sont souvent attachées à des idéologies politiques. Il n’est donc pas anodin de voir essaimer à Berlin ces nouvelles formes de théâtre performance à visées contestataires et nous pouvons aisément établir un lien avec le théâtre épique de Bertolt Brecht ou le théâtre documentaire d’Erwin Piscator qui, au milieu du XXème siècle, ont renouvelé la création théâtrale. N’envisageant le théâtre qu’à travers son rapport social et son pouvoir politique, ces deux metteurs en scène ont laissé un héritage influençant encore grandement les créations contemporaines. Le théâtre performance actuel s’inscrit donc dans un contexte particulier, poursuivant un certain héritage culturel.

Etant plutôt attachée au texte et encore davantage au jeu des acteurs, ce théâtre fut donc pour moi une expérience – expérience à laquelle je me suis cependant volontiers livrée ! Malgré cet état d’esprit positif, je ne suis sortie que peu enthousiaste des différents spectacles. Sans dramaturgie, les interventions des acteurs me sont apparues souvent lourdes et redondantes, ne faisant qu’incessamment répéter une idée vite épuisée, à l’image de tous ces mots écrits sur un mur dans Ende, censés évoquer les préjugés sur les femmes, ou cette longue énumération des monuments érigés pour le traité de Bismarck, dès le début de Black Bismarck. De plus, vouloir être en lien direct avec le spectateur sans passer par l’incarnation et le jeu rend le théâtre performance émotionnellement froid, incapable de provoquer l’empathie et donc bien loin de ce que les Grecs nommaient la catharsis ! L’importance du sujet l’emporte et ce parfois au détriment de la représentation. L’acte artistique ne se situe alors plus dans le travail de création mais dans l’exposition ou l’illustration de faits, le risque étant alors de ne pas les dépasser. La dimension politique de ce théâtre ne disparaît-elle pas dans la mesure où celui-ci ne permet pas d’ouvrir une réflexion élargie pouvant conduire à une vision distanciée ?

Ainsi, ce théâtre n’est pas tant politique que militant dans le sens où il défend un message ciblé, là où le politique tend lui à amorcer une discussion. Il soutient un parti pris auquel il est évidemment difficile de ne pas adhérer, que se soit concernant les conséquences désastreuses et scandaleuses du colonialisme ou l’écrasement révoltant de la condition féminine. Mais ses limites apparaissent lorsque la méthode employée semble ne pas tolérer une pensée contraire. Mon soutien à la condition féminine ne passant aucunement par l’écrasement de l’homme, je peux donc difficilement souscrire au choix adopté par les She She Pop dans Ende où le seul performeur masculin du collectif, contraint, bandé, aveuglé, tenu au silence tout au long du spectacle, finit renversé, poussé à terre par la dernière performeuse. Les She She Pop signent là un spectacle d’une qualité inférieure à Schubladen qu’ils avaient proposé l’année dernière. C’est également le cas de andcompany&Co avec Black Bismarck, où seule l’interprétation d’une des performeuses en présentatrice de débat télévisé est réellement convaincante. Le travail de Rimini Protokoll est quant à lui certes intéressant mais trop long. Comme la performance laisse peu de place à l’imagination, il devient rébarbatif, au bout de deux heures, de suivre la direction d’une seule voix. Seuls les Gob Squad sortent du lot avec Western Society, un spectacle plein d’humour et de sensibilité dans lequel la dimension revendicatrice bien présente sait pourtant se faire discrète pour ne pas étouffer le spectateur par sa véhémence.


She She Pop, Ende, Photo: Benjamin Krieg

Au final, l’opinion s’avère plutôt mitigée donc, entre une volonté de pointer des sujets qui sont assurément importants mais des mises en scène très tranchées, qui me sont souvent apparues indigestes. Peut-être ma propre culture théâtrale a-t-elle influencé ma réception de ces spectacles ? Le public présent semblait, lui, plutôt ravi. Les co-productions du HAU étant généralement reprogrammées plusieurs fois dans la saison, vous aurez donc ainsi la possibilité de vous faire, à votre tour, votre propre opinion !

Sophie Galibert

En vignette: Gob Squad, Western Society, Photo: David Baltzer

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