La compagnie Nico and the Navigators a été fondée au Bauhaus de Dessau en 1998 par la metteure en scène Nicola Hümpel (Nico) et le scénographe Olivier Proske. Œuvrant entre théâtre musical et exploration scénique absurde et colorée, les créations des Navigators sont avant tout une plongée dans un univers singulier où lieux communs et situations incongrues deviennent prétextes à un jeu décomplexé. Le théâtre des Navigators touche incontestablement à l’universel en recherchant un langage commun sous diverses écritures scéniques.
Chaque spectacle est le fruit de multiples collaborations artistiques dans lesquelles comédiens, chanteurs d’opéra, danseurs, acrobates ou marionnettistes sont susceptibles de se croiser. Jeu clownesque et onirisme se répondent allègrement dans des tableaux à l’esthétique impeccable. La suspension de sens laisse alors le champ libre aux rêveries d’un spectateur qui, émancipé de toute recherche logique, est incité à composer lui-même ses propres histoires.
À l’occasion d’une actualité florissante – deux pièces programmées cet automne au Radialsystem V, la diffusion du documentaire d’Arte « Mission impossible ? » et la publication d’une monographie qui leur est consacrée aux éditions Theater der Zeit – l’équipe de Vivre à Berlin a rencontré l’un des comédiens-Navigators, Charles Adrian Gillott, lors d’une interview passionnante.
La volonté de collaborer avec différents artistes est présente depuis le début dans le travail des Navigators. Peux-tu nous dire quel a été ton parcours de comédien ? J’ai quitté l’Angleterre pour passer un an à l’école Jacques Lecoq à Paris puis je suis allé à l’école Philippe Gaulier. C’était deux pédagogies différentes mais très intéressantes. Chez Lecoq, il s’agit de travailler sur la notion de groupe, sur la formation d’un ensemble. Gaulier, lui, est quelqu’un qui travaille beaucoup avec l’individu pour trouver ce qui fait que chacun est unique, il parle beaucoup de beauté, quand il dit « là, tu es beau », ça signifie que là, tu fais quelque chose que personne d’autre ne fait. Ensuite, j’ai rencontré Nicola Hümpel lors d’un stage de théâtre en Italie et cette rencontre a été pour moi le début de ma carrière.
Crédit Photo : Dieter Hartwig – Maik Schuck – Falk Wenzel
Le théâtre des Navigators rassemble donc tes deux formations, on y retrouve ce que tu viens d’évoquer, d’une part dans le travail de chœur et d’autre part, dans le fait de nourrir chaque création des singularités des divers artistes présents sur scène. Oui, tout à fait. Quand j’ai connu Nico en 2007, je me suis dit, c’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui fait un théâtre que je reconnais. C’était ce que je cherchais. Nico s’intéresse à l’individu et à l’image de groupe. Comment construire une image scénique dans laquelle tout le monde travaille ensemble sans jouer la même « partition » ? Tout doit toujours concourir à la formation d’un tout. C’est ce que tu as dit, c’est le mélange entre l’individu et l’image en général, le rapport entre ce qu’on voit sur scène et ce que le public comprend de ce qu’on fait ensemble.
Peux-tu nous décrire le processus de création ? On commence toujours par des improvisations. Nico choisit un thème qui l’interpelle et on improvise. On va sur scène et on récupère ce qui sort d’intéressant. La première phase est vraiment libre d’expérimentation. La deuxième consiste à coller les choses ensemble. On a donc un canevas, une trame sur laquelle on s’appuie, bien sûr, mais c’est toujours fluide jusqu’à la fin. Nico aime que ça change tout le temps, elle expérimente, c’est un peu comme si elle mettait le feu puis regardait ce qu’il se passe ! C’est à la fois très précis mais toujours en mouvement, rien n’est éternellement figé, tout est susceptible d’évoluer.
La liberté d’interprétation de la compagnie se ressent immédiatement dans vos spectacles. Vous avez travaillé avec l’opéra en bousculant un peu les codes classiques. Comment avez-vous été accueillis ? Le public est souvent enthousiaste. Il était très ouvert. Les chanteurs d’opéra qui ont collaboré avec nous s’amusent généralement beaucoup et sont toujours très motivés. Par exemple, dans une de nos mises en scène, un chanteur est suspendu la tête en bas. C’est une image très belle mais c’est aussi un gros risque pour lui. Il doutait des conséquences de cette position sur sa voix et avait des craintes quant à la perception du public, mais en fait les gens ont très bien perçu la performance vocale. Pour des artistes très techniques, il est vraiment difficile de se concentrer sur autre chose, pourtant c’est exactement cela que Nico nous demande. Elle ne veut pas voir quelqu’un qui exécute parfaitement son art, mais veut découvrir ce que l’artiste a réellement en lui et pour cela il faut prendre des risques.
Quel a été l’accueil du public français lors de vos passages en France ? En France, il y a une tradition du texte voire un culte de l’auteur. Nous, c’est vrai qu’on fait plutôt le contraire : Nico essaie de cacher l’auteur, d’effacer le drame pour que le public trouve lui-même un sens à l’histoire. Ça a toujours été un plaisir de jouer en France. Je me souviens la première fois qu’on a joué à l’Opéra-Comique à Paris, à la fin de la représentation, il y avait des gens debout et d’autres qui huaient de mécontentement et j’ai trouvé ça formidable car le public était engagé !
Et le public berlinois ? Il est très varié et très chaleureux. Certains sont des fidèles de la compagnie et suivent nos spectacles depuis longtemps, comme au Radialsystem V. C’est très appréciable et cela influence notre manière de jouer en bien sur scène.
Finalement, est ce qu’on peut dire que vous faites du théâtre pour « grands enfants »? Oui, probablement ! On a tous été des enfants et on doit pouvoir se souvenir de ces moments-là. Le théâtre n’a pas besoin de grandes explications, si c’est le cas c’est que ce n’est pas très bien fait ! Peu importe ce que chacun a compris, l’important est que chacun ait senti qu’il s’est passé quelque chose. C’est ce que Nico recherche en permanence, une image, un moment qui parle de lui-même et dans lequel les gens vont pouvoir projeter leurs propres interprétations. Il faut que le public travaille un peu, qu’il cherche, cela rend l’expérience plus forte. C’est super quand on se retrouve face à un public ouvert. La surprise alimente l’envie d’aller au théâtre. Humaniser le théâtre consiste à ne pas infantiliser le public et à se placer sur un pied d’égalité avec lui. Il est vraiment important de ne pas empêcher le public de voir ce qu’il veut voir. C’est ça le métier de comédien, plus que de montrer quelque chose, c’est de ne pas empêcher de voir.