Blitzkrieg, Döner-Morde et autres anecdotes de langage

Nicolas Donner

Auteur de l’ouvrage Madame Baguette und Monsieur Filou, Pierre Sommet constitue un interlocuteur privilégié pour évoquer les différences entre les langues française et allemande, lui qui traite au quotidien de ces questions sur son blog. Il a profité de l’entretien qu’il nous a accordé pour livrer quelques anecdotes et conseils d’apprentissage.

Quel a été le déclic pour que vous vous intéressiez à l’étymologie de différents mots français et allemands?
C’était il y a dix ans et je me trouvais justement à Berlin. Je suis tombé sur l’ouvrage « Französisch im Berliner Jargon » par Ewald Harndt (réd : bref aperçu ici). J’ai lu ce berlinisme « totschick – on écrit aujourd´hui « todschick » – sans pouvoir le comprendre. Cet oxymore, ce rapprochement de deux mots qui semblent contradictoires, m’a paru étrange ; la mort n’est en soi pas quelque chose de chic, même s’il y a parfois comme on dit de « belles morts ». Cela n’avait pas vraiment de sens et j’ai compris qu’il s’agissait en fait d’une déformation. Cela m’a mis en appétit et j’ai poursuivi ce travail étymologique pendant trois ans afin de dénicher des mots aux origines étonnantes.

Comment expliquer l’omniprésence du français dans la langue allemande alors que la réciprocité ne semble pas s’appliquer ?
Dans les faits, l’usage du français en Allemagne est en régression permanente, les jeunes préférant l’espagnol. Mais le français reste associé au prestige, un mot qui nous vient du latin et dont la connotation n’est à l’origine nullement positive, puisque ce terme signifiait « illusion ». Aujourd’hui, 25% des produits de luxe mondiaux proviennent de France, et le fait qu’historiquement, les « gens de qualité » parlent français, est resté dans les mémoires. Au dix-huitième siècle, il y avait dans les milieux cultivés, non seulement en Allemagne mais aussi en Suède, en Pologne et en Russie, une véritable gallomanie, un engouement et une imitation de tout ce qui était français (mode, architecture manières, etc.). Ainsi les laquais de Frédéric II, qui parlait et écrivait mieux le français que l’allemand, avaient l’ordre de s’adresser à ses lévriers chéris en français et aussi de les vouvoyer.

Et dans l’autre sens?
Dans le passage de l’allemand vers le français, on a tendance à garder les termes les plus « durs » et tout ce qui se rapporte au rationnel : on connait la « Blitzkrieg » alors que l’équivalent de « guerre-éclair » fonctionnerait parfaitement. On comprend également le terme « Aufklärung »  pour évoquer le mouvement des Lumières. En France, l’allemand est ressenti comme trop difficile, il est réservé à une élite. On ne peut pas dire que l’intérêt pour cette langue soit énorme. D’ailleurs, il y a environ 300 à 400 germanismes dans la langue française alors que la langue allemande compte près de 2000 gallicismes (mode, gastronomie, langage militaire, magasins, savoir-vivre, etc.) et faux gallicismes comme « Blamage » et « sich blamieren », termes qui n’existent pas en français et qui seront traduits par « un impair » et par « se ridiculiser ».

Pourquoi certains mots sont repris tel quel (« prestige ») alors que d’autres connaissent une germanisation (« sich revanchieren ») ?
Il s’agit souvent de phénomènes liés à la tradition orale. Les gens n’ont pas toujours su lire ni écrire, ce qui a a provoqué des déformations, telle que « L’eau de Cologne », inventée d’ailleurs par l’Italien Farina et qui s’est transformée en « Kölsch », le dialecte colognais, en « Ottekolong » (www.koelsch-woerterbuch.de). Dans la langue, ce qui va plus vite est mieux, à l’époque comme aujourd’hui. Ce qui est trop long est raccourci : « Mademoiselle » s’est mutée en « Mamsell ». Dans le sens inverse, puisque les mots sont de grands voyageurs, « Sauerkraut » traversa le Rhin pour se changer en « choucroute », littéralement « Kohlkruste », une traduction à première vue absolument inexacte de l’allemand « herbe amère ». Quand on procède à une recherche étymologique sérieuse, on constate cependant que « Sauerkraut » est devenu lors de son séjour prolongé en Alsace tout d’abord « surcrote », l’adjectif « sur » provenant du francique et signifiant « d’un goût acide et aigre », et puis à long terme « choucroute ».

« L’important, c’est que le message passe.
Celui qui se concentre sur le fait de ne pas commettre d’erreurs a déjà raté la conversation »

Vous connaissez bien le français et l’allemand et vous avez par ailleurs enseigné. Quelle est selon vous la manière idéale pour apprendre une langue ? Faudrait-il par exemple favoriser l’usage de dictionnaires unilingues ou bilingues ?
Il n’y a pas vraiment d’apprentissage « idéal ». L’usage des dictionnaires dépendra du niveau de langues des apprenants. Ce qui est important à mon avis, c’est d’apprendre par groupe de mots, à l’aide de synonymes et d’antonymes, mais aussi d’expressions. En tant que professeur, on est content quand les élèves apprennent 10-15 mots par leçon, mais surtout quand ils les ont retenus lors de la séance suivante. La régularité de l’apprentissage est capitale : plutôt 15 minutes chaque jour qu’une heure et demie à la fin de la semaine. Et il faut favoriser les interactions, ce que les méthodes modernes ont bien compris : on mise désormais beaucoup sur la compréhension auditive et l’expression orale dans des situations de tous les jours. Cette approche pragmatique procure à l’apprenant débutant un sentiment de réussite et l’encourage dans son apprentissage de la langue. L’important, c’est que le message passe. Celui qui se concentre sur le fait de ne pas commettre d’erreurs a déjà raté la conversation. « Ich glücklich » passe mieux que réfléchir pendant 30 minutes sans rien dire. Bien que tout apprentissage se fasse dans la douleur, le plaisir doit jouer un rôle prépondérant. Il n’est pas interdit d’être ambitieux, mais toute ambition doit être relativisée ; nous avons nos limites à accepter. Il faut donc tâcher d’être spontanés et de rester disciplinés.

La tâche des traducteurs francophones ne semble pas facilitée par la flexibilité de l’allemand, qui permet d’intégrer des notions de temps, d’orientation, de possessivité dans un seul et même mot. De quoi repenser à cette citation (sans doute née dans un esprit masculin) qui dit que « les traductions sont comme les femmes : quand elles sont fidèles, elles ne sont pas belles et quand elles sont belles, elles ne sont pas fidèles »…
Il y a en effet de nombreux termes allemands pour lesquels on peine à trouver une traduction qui convienne. Ce sont ce qu’on appelle des idiotismes. Comment par exemple rendre compte de gemütlich qui peut s’appliquer à un lit pour dire qu’il est « douillet » mais aussi à une soirée pour signifier qu’elle est « conviviale » ? Pareil pour Heimat ou Weltschmerz où la traduction rendra difficilement compte de l’attachement à la terre natale ou de la douleur diffuse. Le traducteur fait parfois dans la contrefaçon au nom de l’esthétisme, mais il prend ce droit à l’infidélité. Il y a aussi cette amusante tradition en allemand du « Unwort des Jahres« , soit la nomination chaque année d’un mot qu’on ne peut traduire, car incorrect ou moralement inacceptable, tel que le terme « Döner-Morde » en 2011 qui a été utilisé dans le cadre de meurtres de restaurateurs turcs.

Le bilinguisme, à tort ou à raison, fait craindre un appauvrissement dans l’une des deux langues, puisque l’on piochera un terme dans la langue qui exprime le mieux ou le plus élégamment une idée, sans forcément se souvenir de son équivalent dans l’autre langue ?
Dans mon cas, qui ne suis pas né bilingue, il est évident que je gagne dans la langue étrangère ce que je perds dans la langue maternelle. Je crois qu’il faut accepter cet état de fait et admettre par exemple que les jeunes développent une autre intelligence, notamment en multipliant l’emploi de termes « étrangers ». Chaque génération fait évoluer les choses et il s’agit en vieillissant de ne pas s’enfermer dans des préjugés sur la langue. Reste qu’il y a des abus langagiers notoires : lorsque je lis dans un magazine français des inepties linguistiques comme « Les people sont-ils fashion compatibles ? » ou « The best of la rentrée », j’estime que de tels salmigondis sont parfaitement inacceptables !

 

 

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