Coup d’oeil sur le festival Tanz im August 2014

Le festival Tanz im August anime chaque été la capitale allemande pour ravir ses spectateurs d’une programmation de choix. C’est donc enthousiastes que nous avons choisi de nous pencher sur quelques-uns des spectacles au programme cette saison. Notre sélection s’est portée sur des artistes dont les créations, oscillant entre danse et théâtre, débordent souvent les frontières du genre chorégraphique.
Antigone Sr, 2013, Trajal Harrell, © Ian Douglas

– Née à Toulouse en 1951, Maguy Marin est une figure majeure de la scène chorégraphique française. De formation classique, elle est soliste pour le Ballet du XXe siècle de Béjard avant de monter sa compagnie dès la fin des années 1970. Elle dirigera ensuite plusieurs centres chorégraphiques nationaux avant de faire le choix en 2011 de ramener sa compagnie à un statut itinérant, se consacrant depuis essentiellement à un travail de recherche.

Ayant affirmé très tôt sa volonté de s’émanciper des carcans classiques, son travail largement empreint de théâtralité fait écho au Tanztheater développé à la même époque en Allemagne par Pina Bausch. En 1981, elle crée May-B, succès international toujours en tournée depuis, dans lequel les corps boursoufflés des danseurs sont donnés à voir dans leur expressivité et leur matérialité-même, fardés, masqués, affublés de postiches, grossis, contraints, bien loin de l’exigeante beauté aérienne d’un corps de ballet. Une réflexion politique sur le commun s’engage alors dans ces recherches. Le travail de chœur y est constant et traduit l’attache fondamentale au faire-ensemble. La non-danse fait place sur scène aux gestes récurrents, aux actions anodines empreintes d’humour et de quotidienneté, aux petits événements, aux situations familières anecdotiques dont la puissance s’inscrit dans le partage d’une mémoire commune.

Elle présentera au Tanz im August son dernier spectacle, Singspiele, solo de David Mambouch, qui revêt tour à tour diverses apparences, questionnant à chaque fois notre rapport à l’identité.

Partant de cette citation de Robert Antelme : « L’histoire de chacun se fait à travers le besoin d’être reconnu sans limite », Maguy Marin met en scène un rituel troublant dans lequel la multiplicité des identités prend forme à travers des changements de costumes, de gestuelles, de visages et nous place en permanence face à l’insaisissable de l’être.

Singspiele, 2014, Maguy Marin, © Benjamin Lebreton

– La compagnie new-yorkaise Big Dance Theater a été fondée en 1991 par Annie-B Parson et par Paul Lazar. Abolir les frontières entre les genres, faire interagir sur scène des éléments de sources hétéroclites pour créer des spectacles hybrides est le maître mot de leur travail dans lequel danse, théâtre, textes, chants et vidéos se conjuguent, se croisent et se mélangent, portés par une esthétique allant jusqu’au surréalisme et à l’absurde, complexifiant dès lors un sens suspendu qui est constamment à recomposer.

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Ayant souvent chorégraphié des œuvres littéraires, leur nouveau spectacle présenté ici, Alan Smithee Directed This Play, prend pour point de départ deux films cultes, Dr. Jivago de David Lean (1965) et Terms of Endearment de James L. Brooks (1983). Les contextes diamétralement opposés de ces deux films donnent lieu à une confrontation scénique inattendue ouvrant sur un champ d’interprétations : d’un coté, une crise politique aigüe sur fond de révolution d’octobre, d’un autre, l’exposition de passions sur fond de libération des mœurs dans l’Amérique des années soixante-dix.

Alan Smithee Directed This Play, 2014, Big Dance Theater, © Julieta Cervantes, Jeff Larson, Brad Harris, Mike VanSleen
 
– Il est également question de réunion d’éléments de prime abord hétérogènes dans le travail de Trajal Harrell. À la source de son travail se trouve une question : « Que se serait-il passé si, en 1963, la scène du voguing de Harlem avait rencontré celle de la danse post-moderne à la Judson Church ? »
Il s’agit donc de mettre en scène la confrontation de deux mouvements esthétiques mais surtout de deux cultures associées à deux classes sociales. C’est dans les années soixante-dix que le voguing est né dans les quartiers défavorisés de New York, au sein des communautés homosexuelles noires et latinos qui, en parodiant la gestuelle et les tenues extravagantes des défilés de mode lors de soirées dans les clubs underground de la ville, reprenaient à leur compte les stéréotypes d’un univers dominant dont ils étaient exclus, attribuant d’emblée une portée politique à ces formes d’appropriations et de revendications identitaires. La Judson Church rassemble quant à elle un groupe de danseurs (Lucinda Child, Steeve Paxton, Trisha Brown…) réunis autour de la volonté d’émanciper le mouvement de toute attache conventionnelle. Ces précurseurs de la postmodern dance ont œuvré à la libération du geste qui, affranchi de toute signification et de toute symbolique, devenait signe pur et affirmait son autonomisation.

Dans Antigone Sr présenté ici, Trajal Harrell crée une version chorégraphique de la tragédie d’Antigone traitée sous l’esthétique de sa problématique de départ. Il s’agit de mettre en scène la figure rebelle d’Antigone, qui paiera de sa vie son insoumission aux codes sociaux antiques et aux ordres du roi Créon, et de la faire se confronter avec les codes transgressés du voguing et de la postmodern dance. Pari audacieux et osé que Trajal Harrell réussit admirablement.

 

 

 

 

 

 

Les poses, le travestissement et la démesure de la tragédie trouvent un écho particulièrement significatif avec les poses et les codes du voguing. La recherche de liberté d’Antigone reflète la liberté du geste prôné par la Judson Church. Cet entrelacement de références teintées de revendications queer donne à ce spectacle toute sa dimension politique. Trajal Harrell déconstruit les codes, mélange les cultures, décloisonne les styles, les esthétiques, les domaines artistiques, abolit les genres, transgresse les codes sexuels, métamorphose en permanence l’espace ouvert de la scène, le tout en incluant constamment le public dans ce travail d’hybridation passant tour à tour de la danse au texte, du texte au chant, de parodies de défilés à des transes envoûtantes.

Antigone Sr, 2013, Trajal Harrell, © Ian Douglas

Signalons enfin l’hommage rendu au formidable chorégraphe français Alain Buffard, décédé du sida en décembre 2013. Son installation EAT, en accès libre, sera visible tout le long du festival.

Sophie Galibert

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