À l’occasion de la troisième édition du Festival du théâtre francophone, Marie NDiaye (Prix Goncourt 2009) a offert aux spectateurs une lecture de son œuvre Y penser sans cesse, un objet littéraire singulier, proche du poème, qui évoque les fantômes de Berlin, notamment à travers les Stolpersteine, ces pierres disséminées dans la ville par l’artiste Gunter Demnig pour honorer la mémoire des victimes du nazisme. VivreÀBerlin revient avec Marie NDiaye sur l’origine de ce texte et son rapport à la ville de Berlin dans laquelle elle demeure depuis maintenant cinq ans.
– Ce texte que vous venez de lire pour le Festival du théâtre francophone a été à l’origine écrit pour le projet « Salle blanche zéro particule » (SBZP). Écrire pour ce projet a-t-il impliqué une écriture sous contrainte ? Pourquoi avoir choisi de rejoindre le projet « Salle blanche zéro particule » ?
Il y a 3 ans maintenant, l’initiateur du projet, Denis Cointe, un vidéaste qui travaille surtout à Bordeaux et que je ne connaissais pas, m’a contactée pour me demander si j’avais envie qu’on crée ensemble une performance d’environ une heure, où il y aurait à la fois du texte, de la musique, des musiciens qui improvisent sur scène et de la vidéo avec un film qu’il allait tourner. Ça m’a plutôt amusée et en allant voir ce qu’il avait fait avant, j’ai trouvé ça curieux, plutôt marrant et je lui ai dit oui. La seule contrainte était que le texte fasse à peu près 25mns de lecture pour l’insérer dans un spectacle de près d’une heure mais c’était la seule.
– Aucune contrainte de sujet ?
Non, aucune. Il se trouve qu’il a fait un film sur Berlin, tourné depuis la S-Bahn qui fait le tour de Berlin. Mais comme chacun travaillait de son côté, lui à son film et moi à mon texte, aucun ne savait ce que l’autre était en train de faire. C’était donc un hasard si les deux travaux concernaient Berlin.
– Pourquoi avoir changé le titre du texte entre la performance qui s’intitulait Die Dichte (la densité, l’épaisseur) et la publication du texte seul Y penser sans cesse ? Die Dichte est le titre du spectacle et là on a juste le texte, donc on trouvait plus légitime que le texte tout seul ait son propre titre. Par ailleurs, Die Dichte pour un texte en français, vendu en France, ça aurait été impossible. Si vous êtes en France dans une librairie, que vous voyez un texte qui s’appelle Die Dichte, vous n’allez même pas tendre la main vers lui, pensant que c’est un texte en allemand. Donc ça n’aurait pas été clair que ça s’appelle comme ça.
-Est-ce qu’en dehors du problème de la vente en France, Die Dichte aurait pu être un titre approprié pour le texte ? Oui pourquoi pas du fait de sa densité et de son épaisseur. Mais ce n’est pas un titre que je trouve si agréable, si aisé à dire et le traduire n’aurait pas eu de sens non plus.
– Savoir que ce texte était destiné à être lu a-t-il changé votre manière de l’écrire ?
Oui, c’était clair que je ne devais pas du tout écrire en prose romanesque, en nouvelle, en histoire, ça devait être très différent d’un roman. J’ai même imaginé que ça aurait pu être chanté si j’étais chanteuse.
– Est-ce un texte qui vous tient particulièrement à cœur puisqu’il est ancré dans votre lieu de vie, par rapport à d’autres de vos œuvres, plus fictionnelles peut-être ? Oui, c’est la première fois que je décris – enfin ce n’est pas une description très précise – mais en tout cas que je m’attache à situer le texte là où je vis. Cependant, cela reste un texte de fiction, c’est une narratrice avec son enfant, ce n’est pas moi avec mon enfant. C’est quand même de la littérature.
– Sentez-vous une réception différente du public quand vous lisez à Berlin par rapport à vos lectures à Bordeaux ou à Paris par exemple ? Car les Berlinois sont plus à même d’avoir cette même sensation face aux Stolpersteine ? Oui probablement. Mais à Berlin, je ne l’ai lu que dans une librairie, c’est la première fois que je le lis dans un espace de ce genre, sur une scène. En revanche, Die Dichte va être joué à l‘automne à Francfort, Stuttgart, Heidelberg et Denis Cointe est en train d’essayer qu’on le joue à Berlin.
– Quel est votre rapport à la langue allemande ? Vous parlez de cette langue d’adoption dans votre texte, il y a aussi quelque phrases en allemand… C’est à la fois compliqué et simple. C’est compliqué car avant d’arriver je n’avais jamais fait une heure d’allemand, je ne connaissais pas du tout cette langue, ni même la culture germanique. J’ai donc dû me mettre à la langue et c’est un très gros effort je trouve, un effort que j’aime faire tout en sachant que je n’arriverais jamais à une maîtrise telle que je puisse en comprendre toutes les subtilités. Mon niveau restera toujours celui d’une étrangère qui s’y est mise assez tard. Cette langue n’est même pas ma langue de travail, j’y baigne au sens où je vis là, mais la langue que je parle en permanence dans la journée reste le français. Mais c’est simple parce qu’en même temps ça m’est égal de ne pas réussir à la maîtriser parfaitement, ça m’est égal de ne pas tout comprendre, c’est même assez confortable finalement. C’est quand même agréable de faire des progrès, de réussir à lire des choses. C’est compliqué parce que c’est un rude travail mais c’est simple parce que mon ambition est très limitée.
– Si l’on s’éloigne un petit peu du texte, notre journal s’appelle VivreÀBerlin, pourquoi avoir choisi de vivre à Berlin ? Ça remonte à 5 ans maintenant. Il y avait à la fois à l’époque un désir de vivre ailleurs, de quitter le sud-ouest où j’habitais avec mon mari et mes enfants et à la fois le désir de ne pas vivre en France sous Sarkozy. Il avait une sorte de dégoût après cette élection, ça a été le déclencheur. Nous avons choisi Berlin parce que c’était simple pour plein de raisons. C’était simple pour l’école, – ce n’est plus le cas maintenant parce que la loi a dû changer – car c’était le seul lycée français gratuit de l’étranger, contrairement aux lycées français à l’étranger qui sont extrêmement chers. Ayant 3 enfants à mettre au lycée, c’était un point important ; c’était aussi plus simple de trouver un grand appartement où vivre à 5 que si nous étions allés à Londres par exemple. Et bien sûr on était déjà venus à Berlin et on aimait beaucoup la ville.
– Est-ce que vous envisagez un retour en France maintenant que la situation politique a changé ? Non, maintenant notre vie est là, 5 ans c’est quand même long, on a un appartement où l’on se sent bien, une vie de quartier, des amis. Ça ferait bizarre de retourner vivre en France.
– C’est comment de vivre exilée de la scène littéraire française ? En fait on se sent moins exilés ici que quand on habitait dans un village de 200 habitants en pleine Gironde, on voit ici beaucoup plus de Français du monde littéraire qui viennent de Paris que quand on habitait à 750 kms de Paris au fin fond du Val d’Aquitaine. Donc de ce point de vue là, on était plus en exil là-bas, ici on l’est moins mais de toute façon si on a choisi la campagne ou ici c’est parce qu’on préfère être en retrait.
– Est-ce que ça vous apporte une liberté d’écriture de vivre sans ces contraintes « mondaines » ? Oui mais cette liberté on l’avait déjà avant à la campagne et presque plus puisque je ne participais pas à ce genre de réunion, enfin j’aime bien l’ambiance de ce festival. Mais on est plus au contact des choses à Berlin qu’on ne l’était avant.
– Et est-ce que Berlin vous inspire toujours pour créer ? Est-ce que vous avez envie d’écrire encore sur Berlin ? Peut-être pas sur Berlin en tant que sujet mais pourquoi pas une histoire se passant à Berlin…
Interview réalisée par Hannah Taïeb et Soukaïna Qabbal
Infos Pratiques
Y penser sans cesse de Marie NDiaye
Éditions L’arbre vengeur, 2011
www.arbre-vengeur.fr/?p=2736