Né en 1980 à Paris, Vincent Platini a étudié la littérature et le cinéma en France, en Allemagne et aux États-Unis. Après une thèse en littérature comparée à la Sorbonne ayant pour objet la figure du truand dans le polar, il emménage à Berlin où il travaille comme enseignant, boxeur, traducteur et essayiste.
Bonjour Vincent, dans Lire, s’évader, résister. Essai sur la culture de masse sous le IIIe Reich (éd. La Découverte, 2014) vous vous penchez notamment sur le Krimi (ce polar à deux Pfennigs dont les Allemands étaient très friands). Est-ce qu’on peut dire que le Krimi est à son époque, ce que l’Inspecteur Derrick est à l’Allemagne d’après-guerre ?
On ne peut pas vraiment assimiler le Krimi des années 20-30 à notre bon vieux Derrick. Il ne faut pas oublier que la mode du Kriminalroman est arrivée avec la production anglo-saxonne (les classiques du roman de détective anglais comme Conan Doyle et Agatha Christie surtout). Pendant assez longtemps, le polar devait donc avoir une certaine tonalité étrangère pour plaire aux lecteurs : une intrigue qui se déroule en Angleterre ou aux États-Unis, des détectives à la Sherlock ou des gangsters de bandes internationales. Bien entendu, cela va poser problème à partir de 1933.
Par ailleurs, dans les années 20, le personnage du policier (puisqu’il était associé à la République de Weimar) était souvent dévalorisé, au profit des truands et des associations criminelles. Des films comme Mabuse ou M le maudit de Fritz Lang en sont de bons exemples. Toutefois, la donne va changer avec le IIIe Reich : le « bon Krimi allemand » – c’est-à-dire sans influences étrangères – va tenter de s’imposer, avec des intrigues se déroulant en Allemagne, glorifiant non plus un détective privé mais la police du Reich, contre des criminels qui sont éclipsés ou tournés en ridicule. Néanmoins, cela ne restera qu’une tentative et le régime nazi n’aura jamais vraiment la mainmise sur cette production littéraire. Dans l’ensemble, le Krimi pose problème sous le IIIe Reich : comment écrire un roman policier alors que le crime est censé avoir disparu d’Allemagne ? Le genre a bénéficié de certaines latitudes et il a perduré malgré la dictature, justement parce les lecteurs en étaient friands : les éditeurs gagnaient de l’argent et, comme vous le savez, les considérations commerciales tempèrent les injonctions idéologiques. Erst kommt das Fressen…
Vous avez choisi, traduit et présenté différentes nouvelles policières dans votre ouvrage : Krimi. Une anthologie du récit policier sous le IIIe Reich (éd. Anacharsis, 2014). Quels ont été les facteurs déterminants dans le choix de ces textes ?
Plusieurs critères ont présidé à la sélection de ces textes. Tout d’abord – et cela ne doit pas être oublié – leur disponibilité : les fonds des bibliothèques étaient pour le moins lacunaires (destructions dues à la guerre, purges, etc.). J’ai ensuite tenté de dresser un petit panorama de la production de l’époque : aussi bien des enquêtes à énigme que des nouvelles un peu plus pulp (Fatal héritage), des récits de truands ou des enquêtes sur des petits délits, voire des textes clandestins distribués par la résistance allemande. Je voulais également montrer la diversité des orientations politiques : il y a des nouvelles « apolitiques », qui prétendent être simplement divertissantes (mais peut-on être « simplement » divertissant sous le IIIe Reich ?), d’autres qui véhiculent une propagande douce en faveur de la vision du monde nazie, d’autres qui exprimaient entre les lignes une critique du régime. Les textes de M. Zwick (romancier juif) et d’Adam Kuckhoff (résistant dans le groupe de l’ « Orchestre rouge ») sont très importants à mes yeux. Enfin, un dernier critère, mais non des moindres, fut le plaisir de lecture que j’ai essayé de transmettre par la traduction et la présentation de chacun de ces textes. Donner du plaisir, c’est essentiel.
Vous décrivez la production de polars et, par extension, le divertissement populaire pendant la seconde guerre mondiale, comme « un pan de la culture allemande complètement oublié. » Pourquoi cette surdité générale autour d’un discours qui, laissait finalement sa place à des actes de micro-résistance ?
Pour la même raison qui explique cette possibilité de subversion : le divertissement populaire – et particulièrement le roman policier – était dévalorisé. La littérature avait été mise au pas, mais le Krimi n’était pas considéré comme de la littérature. Il est donc passé pendant un moment entre les mailles de la censure – d’autant plus qu’il s’agit d’une production de masse, donc les officines de la répression ne pouvaient pas tout lire. Après la guerre, cette production a été oubliée pour plusieurs raisons : les Allemands étaient plus occupés à reconstruire le pays et à se confronter avec leur passé ; il y a eu par ailleurs une certaine méfiance face à la production culturelle des années 1930, comme si elle était forcément contaminée par le nazisme ; enfin, l’Allemagne n’a pas connu un tournant intellectuel concernant le polar similaire aux années du néo-polar en France. Chez nous, Gilles Deleuze écrivait sur la série noire, J.P. Manchette était proche de la pensée situationniste. En Allemagne, le Krimi était encore de la littérature de divertissement (Unterhaltungsliteratur), ignorée par la critique et les universitaires. Cela a toutefois changé depuis quelques années maintenant.
Donc, peut-on, selon vous, parler de véritable résistance littéraire sous la dictature nazie ?
C’est assez délicat : la notion même de « résistance » est âprement discutée par les historiens. Peut-on comparer l’écriture d’un polar à des actes autrement plus héroïques ? Doit-on juger cette résistance en fonction des effets de l’œuvre ou de l’intention de l’auteur ? Je préfère, pour ma part, parler de subversion, c’est-à-dire une remise en cause entre les lignes, pas tellement consciente parfois, du discours idéologique en vigueur. Le Krimi faisait entendre une voix discordante sous les aboiements du IIIe Reich.
Propos recueillis par Lou Antonoff
Krimi. Une anthologie du récit policier sous le Troisième Reich,
textes choisis et traduits de l’allemand par Vincent Platini,
Anacharsis, 448 p., 23 euros.
Lire, s’évader, résister. Essai sur la culture de masse sous le IIIe Reich,
par Vincent Platini, La Découverte, 220 p., 22 euros.