Xavier Delerue est un peintre classique français en plein cœur de la modernité berlinoise. L’effervescence artistique de la capitale allemande n’émeut pas plus que cela cet homme âgé de soixante ans. L’acrylique et le minimalisme ? Très peu pour ce peintre à l’huile, grand admirateur de Rembrandt et Rubens. « Ce qui se fait aujourd’hui dans l’art me donne envie d’être encore plus classique », dit-il. Mais soucieux de ne pas passer pour un réactionnaire, il ajoute : « Disons plutôt que ce n’est pas mon truc. C’est un peu comme quand on est invité à diner chez quelqu’un et que l’on reçoit dans l’assiette quelque chose qui ne nous convient pas : on ne va pas dire que c’est bon, mais on ne va pas dire non plus dire que c’est mauvais ! »
Arrivé à Berlin en 1978 – « j’avais été fascinée par le plan de cette ville traversée et entourée d’un mur » –, Xavier Delerue n’a alors pas grand chose dans ses bagages, sinon un chevalet et une solide formation classique effectuée aux Beaux-arts à Troyes. Il ne parle pas allemand, ne connait personne dans la ville, mais il possède en lui un atout inestimable : il sait ce qu’il se veut. « J’ai toujours voulu vivre de ma peinture. Je savais que cela était possible, mais qu’il fallait être parmi les meilleurs. Un professeur des Beaux-arts nous disait souvent que celui qui réussit, c’est celui qui a une idée. Une seule idée. »
Le succès des Gourmandises…
Fidèle à ce précepte, il commence par réaliser des portraits de passants à l’Europa-Center : « Cela marchait bien financièrement avec parfois une dizaine de ventes à 30 euros en une journée. » Puis peu à peu le peintre a ressenti le besoin de développer une peinture plus personnelle. Une alternance entre commandes extérieures et réalisations individuelles qu’il respecte encore aujourd’hui, selon des proportions variables. « Ce tableau que tu vois là-bas », me dit-il en me montrant Les gourmandises, posé non loin de là sur une étagère de l’atelier, « c’est la quatrième fois que je le fais », observe-t-il à peine las. Une lassitude vite oubliée pour ne retenir qu’une seule chose : la chance. Celle de vivre exclusivement de sa peinture. « On ne doit pas être beaucoup dans ce cas à Berlin. Une dizaine peut-être ? »
« Les Gourmandises » posé sur le chevalet de l’artiste dans son atelier.
Ses clients viennent principalement d’Allemagne et trois restaurants berlinois – Altes Zollhaus (Kreuzberg), Osteria Maria (Dahlem) et Brenner (Schöneberg) – exposent ses œuvres à l’année. « C’est très agréable, mais aussi rentable, d’être montré dans de tels lieux. A l’inverse d’une galerie, les gens sont bien installés : ils ont le temps, ils mangent, ils boivent et regardent aussi les murs. Puis peut-être vont-ils revenir, demander la même place et ainsi développer de l’intérêt pour mes peintures. Puis prendre contact avec moi… », décrit l’artiste, qui réalise une trentaine d’œuvres par année, parmi lesquelles un bon nombre de portraits commandés.
L’exposition dans un bordel berlinois…
Comme le laissent percevoir les nombreuses créatures lascivement couchées sur ses peintures, la grande passion de Xavier Delerue sont les femmes. « D’une certaine manière, je me projette dans ces portraits et ils deviennent presque des autoportraits. Je ne recherche pas des canons de beauté : c’est l’histoire derrière la femme qui m’intéresse », explique-t-il. Riche et repu, il ne ferait que ça. « J’adore les portraits. Et les nus. J’aime peindre des nus le dimanche. C’est le jour que je me réserve pour ce type de peintures », confesse-t-il, ne cachant pas qu’une journée sans toucher crayons ou pinceaux est pour lui chose impensable. « Ca se voit direct. Et puis je me sens mal si je ne peins pas pendant 24 heures… »
De Berlin, il dégage des souvenirs divers qui l’enthousiasment encore malgré le temps passé. Il y a eu dans les années 1980 cette exposition « Chez Marcel », un bordel berlinois. « Qu’est-ce que c’était drôle », rigole-t-il encore. « Je n’ai rien vendu, mais cette expo insolite devait surtout m’aider à me faire connaître. » Il n’a pas non plus oublié les virées à l’Est à l’époque du mur : « On devait payer un petit quelque chose en tant qu’étrangers, mais le passage était facile pour nous. Il n’y avait quasiment pas de voitures et tout paraissait frais par rapport à l’Ouest, alors beaucoup plus décadent. »
… et les heures passées chez le marchand de légumes
Aujourd’hui, Xavier Delerue sort de moins en moins. Il descend parfois au coin de la rue acheter des fruits et légumes pour ses natures mortes, ne manquant pas de susciter la surprise du marchand. « Il me voit passer une heure à regarder ses pommes pour en trouver une qui m’inspire. Il a seulement compris ma démarche le jour où je lui ai fait cadeau d’un de mes tableaux ». Et puis il y a bien sûr la Gemäldegalerie où il se rend en tout cas une fois par mois. « Ils ont des peintures incroyables, mais les salles sont souvent vides. Je ne comprends pas. » Un étonnement sincère qui ne rend que plus attachant et singulier ce peintre classique français poursuivant une longue tradition picturale en plein cœur de la modernité berlinoise…
Nicolas Donner